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En ce qui concerne la corrélation, l’excitation est plus importante que l’inhibition, car de ce qui a été dit, il ressort que l’inhibition n’est pas transmise comme telle. L’existence d’une corrélation nerveuse inhibitrice est sans doute bien connue ; mais dans ce genre de phénomènes l’effet inhibiteur est apparemment produit non pas par transmission d’une modification inhibitrice mais par transmission d’une excitation ; et le mécanisme de l’effet inhibiteur résultant est obscur.

 

 

Dans la rue, Gosseyn se dit : « Quelqu’un va me suivre. Thorson ne peut pas me laisser filer et disparaître. »

Il fut le seul à monter dans le bus au bout de la rue. Il regarda le pavé gris défiler derrière la Machine. Deux blocks derrière, il y avait un coupé noir ou bleu, il n’était pas sûr de la couleur ; il soupira en le voyant tourner dans une rue latérale et disparaître. Une voiture très rapide passa, venant d’au-delà le palais, et doubla le bus qui s’arrêtait au signe d’une femme ; celle-ci ne fit pas attention à Gosseyn, mais il ne cessa de la surveiller jusqu’à ce qu’elle descende vingt blocks plus loin environ.

« Peut-être, conclut-il, ont-ils deviné où j’allais. D’abord l’hôtel, ensuite la Machine. »

À l’hôtel, où le premier Gosseyn avait laissé ses affaires, y compris quelque deux cents dollars en billets, l’employé dit :

— Signez ici, s’il vous plaît.

Gosseyn n’avait pas pensé à ça. Il prit la plume, la vision de la prison se dressait devant lui. Il signa avec des fioritures et sourit pour lui-même en se rendant compte à quel point il était devenu peu nerveux.

Il vit l’employé disparaître dans une pièce adjacente. Une demi-minute après, il revint avec une clef.

— Vous connaissez le chemin des coffres, dit-il.

Effectivement, mais Gosseyn réfléchissait : même ma signature est la même ; une identité automatique. L’explication d’une telle identité ferait bien d’être fameuse pour qu’il l’accepte.

Il passa dix minutes à fouiller ses valises. Ce sont les trois complets qui l’intéressaient. Il se rappelait avoir mis le thermostat de l’un des trois sur 66 degrés Fahrenheit, alors que la normale, pour lui, était 72.

Ainsi qu’il s’en souvenait, deux des indicateurs portaient 72 et le troisième 66. Il ôta les vêtements qu’on lui avait donnés au palais et mit un de ses propres costumes. Ça allait parfaitement. Gosseyn soupira. Malgré tout, c’était difficile d’admettre cette identité avec un cadavre.

Il trouva l’argent où il l’avait laissé, entre les pages d’un de ses livres. Il préleva soixante-quinze dollars en billets de cinq et dix, remit les valises dans le coffre et rapporta les clefs au bureau. Dans la rue, l’appel d’un distributeur automatique de journaux lui remit en mémoire les affirmations démentielles et les accusations de la veille. La mort du président occupait les cinq colonnes de titre prévues, mais les commentaires qui suivaient s’étaient adoucis jusqu’à devenir méconnaissables :

« Gosseyn reconnu innocent… Recherches sérieuses entreprises… des officiers d’administration admettent que des déclarations ridicules ont été faites juste après le meurtre… Jim Thorson, candidat de tête à la succession selon les jeux, exige… toute la rigueur de la loi. »

Diablement dégonflés, mais habiles… L’habileté d’hommes derrière qui se trouve une force sans limites. La graine de la suspicion à l’égard de Vénus et de la Machine avait été semée. En temps voulu, on la ferait germer.

En seconde page, une petite nouvelle intéressa Gosseyn :

 

SANS NOUVELLES DE VÉNUS

Le Service des communications radio signale que ce matin on n’a pu établir de communication avec Vénus.

 

Cette nouvelle déprima Gosseyn et ramena à la surface une réalité qui le travaillait inconsciemment depuis qu’il avait quitté le palais. Il se retrouvait au fond dans le noir, avec les cinq milliards d’hommes qui ne savaient que ce qu’on leur disait. Bien pis, lui qui s’était mêlé au danger dans une action qui sentait son mélo d’une lieue à bien y réfléchir, avait vu ce danger s’écarter de lui. Retourner au palais la nuit de l’assassinat du président Hardie, c’était bien l’acte d’un fou, bien au-delà des possibilités d’un individu normal respectueux de la loi comme Gilbert Gosseyn. Sans aucun doute, on l’empêcherait d’aller voir la Machine.

Mais personne ne l’arrêta. Les grandes avenues qui menaient à la Machine étaient presque désertes, chose normale au vingt-neuvième jour des jeux. Plus de quatre-vingt-dix pour cent des candidats devaient avoir été éliminés déjà, et leur absence se faisait sentir. Dans une cabine du type utilisé pour la sélection initiale, Gosseyn saisit les contacts métalliques nécessaires à la liaison, et attendit. Au bout de trente secondes, une voix sortit du parleur mural devant lui.

— Alors, voilà la situation, hein ? Quels sont vos projets ?

La question surprit Gosseyn. Il était venu demander conseil, et même – il avait honte de l’admettre – des instructions. Ses propres idées concernant l’avenir étaient si vagues qu’on ne pouvait plus les considérer comme des projets.

— J’ai été pris au dépourvu, confessa-t-il. Après avoir été entouré de dangers, dans la crainte de mourir, et pénétré d’un sentiment d’urgence extrême, j’ai vu tout ce poids s’écarter de moi, je me retrouve au purgatoire ; trouver une chambre, gagner ma vie, et m’occuper de tous les détails sordides d’une vie sans le sou. Mes seuls projets sont de me rendre à l’Institut de sémantique prendre contact avec des professeurs et avec le docteur Kair. Il faut absolument avertir les Vénusiens du danger qu’ils courent.

— Les Vénusiens sont au courant, dit la Machine. Ils ont été attaqués voici seize heures par cinq mille transports et vingt-cinq millions d’hommes. Ils…

— Quoi ?

— À l’heure actuelle, les grandes villes de Vénus sont aux mains des agresseurs. La première phase de la bataille est terminée.

Effondré, Gosseyn lâcha le contact. Son découragement l’emporta complètement sur le respect énorme qu’il avait toujours eu pour la Machine.

— Et vous ne les avez pas avertis, dit-il, fou de rage. Espèce d’ordure !…

— Je crois, dit froidement la Machine, que vous avez entendu parler du Distorseur. Je ne peux faire aucune déclaration publique tant que cet appareil est braqué sur moi.

Gosseyn, dont les lèvres s’entrouvraient pour une autre tirade, les referma et resta muet tandis que la Machine poursuivait :

— Un système de cerveaux électroniques est une structure curieuse et très limitée. Elle fonctionne selon un flux d’énergie intermittent. Dans ce processus, la rupture du flux aux instants convenables est aussi importante que le passage de l’énergie en d’autres instants voulus. Le Distorseur permet uniquement le passage de l’énergie mais non son arrêt ni sa modulation. Lorsqu’il est braqué sur une partie quelconque de ma structure, la fonction particulièrement attachée à celle-ci cesse d’avoir des inhibitions. Dans les cellules photoélectriques, les thyratrons, les amplificateurs et l’ensemble des éléments correspondants, le flux d’énergie devient uniforme. Mon système de diffusion publique est en permanence soumis à cette influence pernicieuse.

— Mais vous pouvez me parler à moi. Vous êtes en train !

— À vous tout seul. En concentrant toute ma puissance, je pourrais arriver à dire la vérité à trois ou quatre personnes à la fois. Supposons que je le fasse. Supposez que quelques douzaines d’individus se mettent à raconter partout, de bouche à oreille, que la Machine accuse le gouvernement de trahison. Avant que qui que ce soit ait eu le temps de le croire vraiment, le gang l’entendrait dire et concentrerait un autre Distorseur sur moi. Non, mon ami, le monde est trop grand, et le groupe de mes adversaires peut lancer plus de bruits en une heure que moi en un an. Cela doit être une émission publique à l’échelle planétaire, ou alors ça ne signifie rien.

— Mais, dit Gosseyn, qu’allons-nous faire ?

— Je ne peux rien faire.

L’accent sur le pronom n’échappa pas à Gosseyn.

— Voulez-vous dire que moi, je peux quelque chose ?

— Tout cela dépend de la mesure dans laquelle vous vous rendez compte à quel point l’analyse de la situation, faite par Crang, est magistrale.

Gosseyn repensa à ce que Crang avait dit. Toutes ces stupidités concernant les motifs pour lesquels ils ne le tueraient pas, et à propos de…

— Allons, dit-il à haute voix, vous ne voulez tout de même pas dire que je suis supposé me suicider ?

— Je vous aurais tué moi-même à l’instant où vous êtes arrivé si j’en avais été capable. Mais je ne peux tuer que pour me défendre. Ceci est un impératif de construction.

Gosseyn, n’ayant jamais envisagé qu’un danger pût venir de la Machine, dit d’une voix rauque :

— Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui se passe ?

La voix de la Machine paraissait venir de très loin.

— Votre travail est accompli, dit-elle. Vous avez rempli votre but. Maintenant vous devez céder la place au troisième Gosseyn, le plus grand. Il est possible, continuait la voix froide, que vous puissiez apprendre à intégrer votre cerveau second, avec du temps. Mais vous n’avez pas le temps. En conséquence, vous devez laisser place à Gosseyn III dont le cerveau se trouvera intégré dès l’instant de son éveil à la vie.

— Mais c’est ridicule, dit Gosseyn, nerveux. Je ne peux pas me suicider.

Il se contrôla avec effort.

— Pourquoi est-ce que ce… ce troisième Gosseyn ne peut s’animer sans que je meure ?

— Je ne sais pas grand-chose du processus, dit la Machine. Depuis votre dernière visite, j’ai appris que la mort de chaque corps est enregistrée par un récepteur électronique, lequel, à ce moment-là, anime le corps suivant. La partie mécanique du problème semble très simple, mais l’élément biologique paraît complexe.

— Qui vous a dit ça ? demanda Gosseyn, raidi.

Il y eut un silence, puis une fente s’ouvrit et une lettre apparut.

— Je reçois mes instructions par courrier, dit la Machine très simplement. Votre second corps a été livré par camion, accompagné de cette note.

Gosseyn ramassa la feuille et la déplia. Un message dactylographié s’étalait sur une feuille blanche.

 

Dirigez sur Vénus le corps de Gosseyn II et faites-le déposer par un de vos roboplanes dans la forêt près de chez Prescott. Lorsqu’il quittera ce dernier endroit, reprenez-le et conduisez-le au voisinage de la maison de Crang avec l’ordre de se rendre. Renseignez-le sur Vénus et prenez toutes précautions utiles.

 

La Machine ajouta :

— Jamais personne ne contrôle mes expéditions vers Vénus, ainsi le problème était simple.

Gosseyn relut la note, il se sentait faible.

— C’est tout ce que vous savez ? réussit-il à dire enfin.

La Machine parut hésiter.

— J’ai, depuis, reçu un autre message me signalant que le corps de Gosseyn III me serait bientôt livré.

Gosseyn était pâle.

— Vous mentez, dit-il brutal. Vous me le dites pour me pousser à me tuer.

Il s’arrêta. Voilà qu’il parlait de cela et le discutait comme si cela pouvait se discuter. Car en réalité peu importe qu’il se tue pour ceci, ou autre chose. Il n’allait pas se tuer comme ça. Sans rien ajouter, il fit demi-tour, sortit de la cellule et s’éloigna de la Machine.

Tout le reste du jour, il fut un homme en proie au désespoir et à la stupéfaction. Vers le soir, la fièvre ardente de son agitation commençait à décroître. Il se sentait fatigué et malheureux et aussi beaucoup plus concentré. La Machine n’avait pas même suggéré qu’il tentât de s’emparer du Distorseur ; peut-être ne concevait-elle même pas qu’il pût y réussir.

En dînant, il se représenta son action. Téléphoner à Patricia, prendre rendez-vous avec elle dans son appartement. Sans doute, il pourrait la persuader de le recevoir à un moment quelconque le lendemain, sans qu’un seul des autres le sache. Il fallait essayer.

Il lui téléphona sitôt son repas terminé. Il attendit un instant après avoir donné son nom, puis il la vit apparaître sur l’écran du vidéophone. Sa figure s’éclaira, mais elle dit très vite :

— Je n’ai pas plus d’une minute à vous consacrer. Où nous rencontrons-nous ?

Il le lui dit. Et elle se rembrunit, commença à faire non, puis le regarda pensivement. Elle dit enfin, lentement :

— Ça me paraît affreusement risqué, mais je cours la chance, si vous la courez. Une heure, demain ; et surtout, ne tombez ni sur Prescott, ni sur Thorson, ni sur Crang en entrant.

Gosseyn lui assura gravement qu’il ferait attention, dit au revoir et raccrocha.

Ce fut Prescott qu’il rencontra.

Le Monde des Non-A
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